Cet article expose les causes et méfaits de l’illisibilité du système français de redistribution.

RedistribLisivilitéConstat

En 2011, Landais, Piketty et Saez ont proposé une simplification du système fiscal, système dont la complexité réduisait nettement l’équité et l’efficacité. Le récent vote par l’Assemblée Nationale d’une extension de l’encadrement des tarifs d’optique aux bénéficiaires de l’ACS (aide à l’acquisition d’une complémentaire santé) éclaire un problème distinct bien que lié : le manque flagrant de lisibilité par le citoyen du système de redistribution (voir encadré pour une illustration de cette complexité). Ce manque de lisibilité se traduit probablement par la perception de l’inefficacité des pouvoirz publics face aux difficultés liées à la crise (un sondage CSA/MACIF de janvier montre qu’une minorité de français leur font confiance sur ce point 1 ). Il se traduit par la croyance qu’ont de nombreux citoyens que le système est si inéquitable qu’il décourage le travail. Or, si l’existence de fraudeurs est certaine (et ce pour tout type de flux économiques avec l’Etat), l’idée qu’il vaille mieux ne pas travailler et toucher les minimas sociaux est réfutée par les simulations (ex. celles d’ATD  Quart Monde sur son site). Pour autant, ATD Quart Monde souligne aussi la complexité des calculs permettant de faire les comparaisons. Cette complexité résulte de la juxtaposition de mécanismes complexes et de mesures spécifiques émanant de pouvoirs publics différents et ayant souvent des critères distincts.

Conséquences

Adams (1965) a montré que les effets négatifs sur la motivation des salariés d’une iniquité perçue des rémunérations. A l’échelle de toute une société, la perception d’une iniquité de la redistribution pose un problème encore plus important.
Le problème auquel on pensera en premier sera celui de l’efficacité économique.  C’est l’idée du travail qui ne paie pas et conduit des personnes à renoncer à travailler. On parler aussi de « trappe à pauvreté », problème identifié par les pouvoirs publics qui ont mis en place la prime pour l’emploi et ont instauré le RSA, deux dispositifs visant à encourager l’emploi des faibles salaires.  Mais il demeure aussi probablement des effets de seuils sur les bas salaires (exp. renoncer à des heures supplémentaires pour que ses enfants puissent continuer à être éligibles aux bourses du CROUS). Cet effet de la juxtaposition d’une redistribution fiscale et d’une redistribution parafiscale est traité ici.
Pour autant, sauf preuve du contraire non trouvée, l’effet de découragement est probablement limité :
Même si le quart des 25 % les moins riches (et les moins productifs en terme de valeur monétaire) renonçait à travailler, l’impact économique serait limité : un calcul à la louche suggère un ordre de grandeur de 3% du PIB (6,25 % de population active en moins, mais une population active qui aurait été employée un salaire proche du SMIC dont le coût est de plus de 50 % inférieur au coût moyen du travail).
En revanche, plus que sur la motivation économique, le manque de lisibilité du système de redistribution agit sur la motivation citoyenne. Si les bénéficiaires eux-mêmes ont  du mal à s’y retrouver (pourcentage élevé de non recours aux droits sociaux : jusqu’à 68 % pour le tarif première nécessité de l’EDF selon les chercheurs de l’Odenore), on peut comprendre que l’ignorance règne encore plus parmi les citoyens non bénéficiaires. Cette ignorance nourrit d’abord une défiance  à l’égard des politiques. L’une des causes de la complexité de la redistribution vient du grand nombre de pouvoirs politiques décisionnaires. Le citoyen peut alors analyser chaque mesure d’aide votée par une majorité  comme un détournement clientéliste de l’argent publique. On retrouve là la critique de Bastiat (1848) de la fonction redistributrice de l’Etat. Pour Bastiat L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. La croyance que le système de redistribution sert de paravent à un système de corruption douce favorise les votes populistes.
Ensuite, la complexité du système et l’inévitable ignorance qu’elle engendre entretiennent une défiance généralisée au sein de la société. L’effet de défiance généralisée a été décrit par Algan et Cahuc (2007) qui y voient la cause majeure de la difficulté de  mener des réformes en France. La complexité et l’ignorance du système de redistribution rendent en effet chacun réticent à céder sur ses avantages qui lui paraissent mineurs au regard des avantages dont bénéficieraient les autres. Par ailleurs la complexité même du système implique que pour être efficace, une réforme doit modifier un grand nombre de paramètres du système et nécessiter l’aval d’un grand nombre d’acteurs.
Ainsi, même si il se peut que pour l’essentiel, chaque mesure de redistribution est légitime et contribue à une société plus juste (je reviendrai dans d’autres billets sur les façons d’envisager une société plus juste), leur accumulation sans vision d’ensemble porte atteinte à l’idéal démocratique et donne un sentiment d’injustice.

Causes

La complexité que nous avons décrite résulte d’une malheureuse conjonction de caractéristiques du système politique français :

  • La France reste marquée par une vision de la politique dans laquelle le pouvoir étatique  se voit dans un rôle parental au regard de la société. Cela se voit par exemple avec la réserve parlementaire (budget des députés  et sénateurs pour aider les associations ou collectivités de leurs choix) qui montre le besoin pour un parlementaire de pouvoir aider en plus de représenter, ce qui est sa mission.  Le paternalisme politique explique surtout la tendance à l’intervention étatique aussi bien de la gauche que de la droite et au final la forte socialisation de l’économie avec plus de la moitié de la richesse produite qui est dépensée par l’Etat au sens large (Etat Central, Collectivités locales, Sécurité Sociale). En soit ce n’est pas critiquable. Mais une telle présence étatique renforce l’attente des électeurs, eux-mêmes réclamant à tout élu qu’il intervienne sur le terrain de la redistribution. Le système de redistribution renvoie alors à une vision paternaliste de politique et explique aussi qu’une partie des aides vise à orienter les dépenses des plus démunis (cas des aides aux logements par exemples, aides souvent directement versés aux propriétaires).
  •  La France a développé des schémas de décentralisation et de déconcentration avec des délimitations floues des périmètres d’action (en gros, la loi dit qui doit faire quoi mais ne dit pas grand chose sur le fait de pouvoir faire d’autres choses en plus). Cela pousse chaque collectivité et administration autonome à s’impliquer sur les questions de redistribution. Il n’y a plus de politique générale de redistribution, il y a un emboîtement de politiques plus ou moins bien coordonnées.

Même s’il résulte d’une louable  volonté de chaque acteur politique de s’impliquer dans la lutte contre les inégalités, le système de redistribution doit être plus lisible dans l’intérêt des décideurs publics et par souci de transparence à l’égard des citoyens. Plus de lisibilité nécessite une harmonisation des critères et surtout une clarification des compétences des pouvoirs publics et la focalisation sur deux types d’outils : l’Impôt progressif sur le revenu et les minimas sociaux.
Si les pouvoirs publiques estiment que certaines  dépenses  doivent être encouragées pour favoriser la bonne insertion sociale des citoyens les plus démunis, il demeure possible d’obliger les bénéficiaires à utiliser une partie de ces minimas pour certains services (exemples : chèques-cantines pour les enfants scolarisés, chèques-transports pour encourager la recherche d’emploi et le suivi de formations par les personnes sans emploi).

En ce printemps 2014, à l’heure où la pression fiscale semble atteindre un plafond, où le populisme d’extrême-droite influence l’ensemble du débat politique et s’ancre dans les communes, il importe plus que jamais de montrer aux citoyens l’utilité de l’impôt et l’équité de la redistribution qu’il opère.  Cela passe notamment par un effort de simplification et de lisibilité du système de redistribution. Un premier progrès devrait venir de la clarification des compétences des collectivités locales, espérons que cette réforme soit menée à bien.

Résumé graphique : L’illisibilité du système de redistribution

1 : Sondage CSA/MACIF janvier 2013, seule une minorité de français (39 %) font confiance aux pouvoirs publics pour « agir efficacement face aux difficultés provoquées par la crise ».

Crédit image : auteur.

Références :

  • Adams, J.S. (1965), Inequality in Social Exchange,  in Advances in Experimental Psychology, L. Berkowitz (ed.), Academic Press, New York, NY. pp. 267-299.
  • Algan, Y. et Cahuc, P. (2007), La société de défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit ? Editions Rue d’Ulm.
  • Bastiat, F. (1848), L’État, Journal des Débats, numéro du 25 septembre 1848.
  • Landais, C. , Piketty, T. et Saez, E. (2011), Pour une révolution fiscale : Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Seuil.

 

La complexité du système de redistribution français : illustration par le nombre d’aides.

En plus de l’Impôt sur le revenu et aux minimas sociaux « centraux » (RSA pour les actifs et ASPA pour les plus de 65 ans) dont les montants dépendent du revenu et de la structure du ménage, les droits sociaux conditionnés aux revenus sont nombreux et touchent tous les domaines (liste non exhaustive) :

  • logement (accès aux HLM, accès au parc privé bénéficiant du dispositif Duflot), achat de logement (prêts à taux réduits),
  • épargne (Livret d’Epargne Populaire : « mini Livret A » à taux bonifié),
  •   transports (tarifs sociaux de la SNCF et tarifs sociaux des transports en communs),
  • énergie (tarifs sociaux du gaz et de l’électricité),
  •  financement des études (bourses du CROUS et des universités, modulation des frais de cantine), modulation des frais d’inscription (Cas des Instituts d’Etudes Politiques, de Paris-Dauphine).
  •  santé (CMU et ACM),
  •  famille (complément familial aux allocations familiales qui elles sont universelle), modulation tarifaire des places en crèches,
  •   réductions sur la fiscalité locale (abattements et exonérations de la taxe d’habitation) …

L’évaluation des aides possibles est d’autant plus complexe que chaque aide ou presque a ses propres critères car émanent d’un pouvoir distinct.

La complexité du système de redistribution français : illustration par la variété des critères d’attribution.

  • Critère de revenu : CMU (648 euros par mois), ACS (892 euros), abattements et exonérations de la taxe d’habitation.
  • critère de revenu combiné à un critère de résidence : possibilité de louer un logement bénéficiant des avantages fiscaux « Duflot », prêts immobiliers à taux zéro.
  • Critère d’imposition : droit au LEP (IR <769 euros), bourses d’études, bourse de mobilité universitaire (cas de Toulouse III : revenu par part fiscale inférieur à 20 000 euros par an).
  •  critère d’appréciation de la situation globale : attribution de logements sociaux.
  • selon si on bénéficie ou non de certains minimas sociaux ou aides : pour les transports en commun, RSA et CMU en général mais avec des variantes locales, ainsi le Grand Lyon propose aux titulaires de l’Allocation de Retour à l’Emploi un tarif réduit identique à celui des bénéficiaires du RSA, mais pas l’île de France, excepté le Val de Marne (sous conditions de ressources) !

2 pensées sur “Les Méfaits de l’illisibilité de la justice économique.”

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