Quand j’ai dit à mon éditeur que je voulais lancer un blog de philosophie politique, il m’a dit “Ah… faudrait des sujets un minimum marrants alors : Par exemple tu pourrais expliquer pourquoi on n’a pas le droit d’être nu dans la rue, non ?”  Sur le coup, j’ai répondu d’un ton hautain “Non, ça n’a rien à voir…” Mais en creusent un peu, il y a bien un lien !

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La nudité dans les espaces publiques est-elle morale ? Pourquoi ne peut-on pas se promener nu dans la rue ? Pourquoi les new yorkaises ont-elles du se battre pour la Liberté de se promener la poitrine à l’air ?  Il y a la loi et ses interdits, mais loi elle-même reflète un jugement moral. C’est le fondement de ce jugement moral qui va nous intéresser ici. Se demander si la nudité dans les espaces publiques est morale renvoie à deux grandes questions :

– Est-ce être digne  ? (la nudité sous l’angle du rapport à soi)

– Est-ce nuire à autrui ?

 

La question de la dignité : l’homme est-il un animal habillé ?

 

La question de la dignité du promeneur nu semble aujourd’hui celle dont la réponse serait la plus consensuelle. Pour Kant (1785), nous avons des devoirs envers nous-même notamment au nom de l’idée que l’on se fait de l’Humanité qui est en nous. Chacun se doit d’agir en représentant de l’Humanité et si être habillé relève de ce qui distingue l’homme de l’animal alors il faut que chacun se vêtisse. Si les arguments sur l’idée que l’on se fait d’être humain porte facilement  sur des questions liées au traitement des morts ou à celui des personnes invalides, il paraît plus discutable de les appliquer sur le fait de s’habiller en public mais il faut bien avoir conscience d’une dimension culturelle de ce jugement.  Ainsi, lorsqu’on des individus n’ont plus leur pleine faculté intellectuelle,  nous tendons à penser qu’il est indigne de les laisser nus (voir la partie sur la dignité comme substitut de la liberté dans ce billet). Néanmoins, si un jugement  n’est pas universel mais propre à chaque culture, alors ce jugement peut être considéré comme indépendant de la question d’une dignité humaine qui devrait porter par définition sur une nature humaine universelle. Si des sociétés humaines entières vivent dans la nudité cela montre que l’habillement n’est pas fondamental au respect de l’humanité en nous. On pourra remarquer cependant que n’existent pas des sociétés où la nudité totale est la forme commune de la vie dans l’espace non-intime même si ce qu’on cache varie un peu. Ainsi, dans le cas des femmes, la nudité publique a été considérée comme une forme de protestation publique, et ce bien avant les femen (interview de l’anthropologue Françoise Héritier : http://www.lepoint.fr/societe/francois-heritier-les-femen-reproduisent-la-malediction-du-nu-18-06-2013-1682387_23.php). Ainsi, alors qu’obliger à la nudité un individu signifie dans nos sociétés qu’on lui dénie un statut d’égal, si l’individu choisit de lui-même d’être nu en public, il est difficile de l’accuser d’immoralité au nom d’un devoir de dignité à l’égard de soi-même.

La nudité dans les espaces publics et le rapport aux autres :

 

Comme le rappelle Nathalie Maillard, la plupart des philosophes contemporains considère que le champ de la morale couvre les rapports à autrui.
Mais la question de la définition de la nuisance à autrui est moins aisée.

Pour Rowen Ogien (2007), représentant du minimalisme éthique, ce qui est immoral est notamment ce qui porte attente à autrui. Des études montrent qu’on est là dans quelque chose qui correspond à la perception dominante en occident de la morale. Mais le point litigieux va porter sur ce qu’est une nuisance à autrui. Pour Ogien, il faut exclure les “offenses émotionnelles” et les “blessures sentimentales”, ce sont des cas où le préjudice prétendu est du à la perception de la prétendue victime. Pour Ogien, pour qu’il y ait préjudice il faut qu’il y ait intention de nuire. Si un couple gay s’embrasse en public, on a aucune raison de penser qu’il le fait pour choquer.  Cependant, le critère d’intention pose un problème pratique car il est difficile à transposer dans le jugement quotidien et encore moins dans une loi :

– Un homme sort son sexe devant des enfants, il est possible mais improbable qu’il agisse ainsi sans vouloir que les enfants voient son sexe. Il y a alors absence d’intention. Est-ce pour autant moral ?

– Un couple gay s’embrasse dans le quartier du marais, cela ne choque personne. Le lendemain, ils font la même chose devant un groupe de vieux  curés en espérant les choquer. L’acte devient-il immoral ?

D’un point de vu moral, il me paraît nécessaire de plaider pour le remplacement du critère d’intention par celui d’information. Du point de vu de la loi, l’information doit être intégrée aussi à “l’esprit” de la loi mais ne peut suffire à définir des règles pratiques. Pour en revenir à la nudité, la nature morale ou non est progressive et même probabiliste. Etre nu et se gratter les testicules dans un camps de nudiste est moral car la probabilité de provoquer un désagrément est quasi-nul est cela est su. Marcher nu à Paris devient un peu moins moral mais on peut toujours argumenter que si on voit une personne nue au loin, on peut l’éviter. Si maintenant, une sœur ursuline visite une ville où d’un coup, sans avertissement, tout le monde se promène nu en se grattant les organes génitaux, la nuisance pour elle devient inévitable. Il faut donc prendre en compte la connaissance que l’on a sur la sensibilité de ce qui sont exposés à sa propre nudité et considérer leur possibilité d’y échapper. Reste à savoir s’il ne serait pas immoral en soi d’être choqué/gêné par la nudité humaine.

Il y a là une question qui tient à la prise en compte de l’éducation et de l’impact systémique de la nudité comme norme dans une société donnée :
une personne considérant immorale la nudité dira qu’elle excite certaines personnes et engendre ainsi plus de violences. Le vêtement apparait alors comme norme résultant d’un équilibre : si chacun est nu, la nudité perd une bonne part de son caractère provoquant, mais si il y a des gens nus et d’autres qui ne le sont pas, les personnes nues vont plus attirer l’attention sur elles. On se retrouve dans une opposition de blessures émotionnelles : le mateur est déconcentré par “l’allumeur”‘ (ou le “vieux nudistes aux testicules à 10 cm du sol”), “l’allumeur” est gêné par le regard du mateur.  Le vêtement est un compromis social relatif à une culture qui permet de désexualiser l’espace public dans des sociétés où la nudité complète étant relativement rare (du moins pas assez abondante pour qu’on n’y trouve plus d’intérêt), elle focalise l’attention.

Notre société considère souvent que la nudité dans les espaces publiques, bien qu’illégale, ne peut être considérée comme immorale (sauf si elle s’accompagne d’une mise en avant du sexe) car il n y a pas d atteinte physique ou d atteinte psychologique sérieuse, mais il y a fait un gradualisme dans les formes de nuisances que nous portons les uns aux autres : violence physique, violence verbale et psychologique, diversion mal intentionnée (hurler lors d’un match de tennis quand un des joueurs s’apprête à servir, “allumer” un femme / un homme dans le but de le frustrer), de la diversion non intentionnelle mais consciente (je vomis en pleine rue, je porte un vêtement très laid et je pue de la gueule à 10 km à la ronde…)  etc… il n’y a pas de dichotomie nette. Les normes vestimentaires relèvent de ce compromis sur des potentielles nuisances secondaires, même si le niveau optimal de nuisance acceptable a peut-être évolué vers un plus grand niveau de nudité dans les espaces publics… mais se posera toujours une question d’une frontière : nudité des enfants ? Acceptation de relations sexuelles dans les espaces publics ?

Le compromis social sur ce qui est publiquement montrable en matière corporelle dépend probablement de deux caractéristiques de la société concernée :

  • le rapport au corps et les moyens des individus de déployer leur sexualité : dans des sociétés où la sexualité est perçue comme menaçante et où le désir sexuel a peu de possibilités de s’exprimer physiquement, la limitation du désir sera sans doutes promue. L’espace publique aura alors une norme désexualisée.  A cet égard, l’essor de la contraception et la plus grande autonomie économique des femmes ont probablement réduit le besoin de contrôler la sexualité des femmes et donc fait reculer les craintes quant au désir sexuel. Au contraire, l’essor du SIDA en Afrique y sans doutes encouragé des discours “anti-sexuels” (la répressions contre les gays semble souvent recourir à cet argument).
  • les inégalités et leur acceptation. Houellebecq (1994)  a souligné l’importance des inégalités sexuelles dans les sociétés capitalistes contemporaines. Comme pour les inégalités économiques, chaque société développe des discours et des normes qui réduisent les violences que les frustrations sexuelles pourraient engendrer. Je ne vais pas ici parler des discours, mais juste remarquer que la pudeur et la discrétion sont des valeurs souvent promues dans des sociétés inégalitaires tant en matière de sexualité que d’argent (pensons à la différence soulignée par Weber entre la tradition catholique qui recommande la discrétion en matière de richesses et la tradition calviniste qui accepte une plus visibilité des inégalités car elle légitimise la réussite économique).

 

Remarque générale : ce billet est une façon de remercier l’éditeur du blog, la personne qui fournit les outils logiciels pour la gestion du blog (Interfaces WordPress et réseaux sociaux notamment).

 

Références :

 

 

Source de l’image : image  modifiée à partir d’une image dont la source première est indéterminée (malgré une recherche sur Google image), image trouvée notamment sur  http://www.thebritishgardener.com/2013/09/figs-sexiest-most-unsexy-fruit-in-world.html

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