Les causes de la chute du bloc soviétique semblent multiples, parmi elles, une mérite sans doute un peu plus d’attention : le sous-développement du marketing dans les pays du bloc soviétique.

MarteauRenverse

Souvenirs d’enfance

Quand j’avais 10 ans, ma mère m’a emmené chez sa cousine Sihem. Cette dernière habitait à l’autre bout de Paris, il fallait près d’une heure pour s’y rendre. Sur place, je n’avais pas grand-chose pour me distraire, les filles de Sihem n’avaient pas plus de 6 ans de sorte que finalement je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de regarder dans la bibliothèque. Je ne sais plus si c’était prévu ou si ce fut une récompense de ma relative sagesse, en tous cas, Sihem et son mari Jean m’offrirent un livre que j’ai lu, gardé et relu. La relecture récente m’inspire une  réflexion sur la chute de l’URSS et « l’esprit » du  marketing tel qu’il est enseigné et tel que je l’enseigne à des étudiants se spécialisant en gestion.

Le livre en question c’est L’Union soviétique dans la collection Peuples et Nations. Ce livre publié en 1990 (la première édition date de 1985) est un voyage à travers l’URSS. A côté de la présentation des institutions et de la géopolitique, on y trouve une description en texte et en images du quotidien des citoyens de l’URSS. Ceux qui ont vu des reportages sur le bloc soviétique (URSS et pays satellites d’Europe centrale) dans les années 1980 se souviennent probablement des files d’attentes devant les magasins. Ces files étaient la norme du fait de la faible production de produits de grande consommation. La situation était telle que pour certains biens dont les voitures, les produits d’occasion étaient plus chers que les produits neufs.  En fait, faire du shopping dans les magasins soviétiques était une expérience assez peu distrayante : rayons austères, en partie vides et choix limité de produits au packaging peu attrayant. Le shopping en URSS, c’était  un peu faire les courses dans un magasin de hard discount dans une ville assiégée.

 Les explications de la chute du bloc soviétique

La faiblesse de la production de biens de consommation résulte d’abord d’un choix de priorité des dirigeants soviétiques. Sassoon (2007) explique qu’un tel choix pouvait paraître raisonnable au regard du retard de l’économie russe au lendemain de la révolution de 1917.  Si Sassoon pointe les conséquences fatales pour l’URSS de ce choix, il ne s’agit pas d’en faire la cause unique de la chute du bloc de l’est.
Brown (2010) rappelle la multiplicité des explications de la chute du bloc soviétique en 1989/1990 : choix de politique intérieure de Gorbatchev, évolutions géostratégiques (programme américain « guerre des étoiles », échec de l’intervention en Afghanistan),  inefficacité du système économique. En bon chercheur de gestion, j’aurais tendance à toujours privilégier la conjonction des causes, mais n’étant ni historien, ni spécialiste de l’URSS, je me contenterai de m’arrêter sur les facteurs économiques. L’intérêt de leur étude est  double :
– éclairer les évolutions parallèles de la Chine et du Vietnam, pays qui ont maintenu un système politique centré le rôle du parti communiste mais ayant largement abandonné l’économie planifiée et étatisée.
– donner une explication qui s’inscrit dans le temps long : les décisions politiques n’influencent qu’à la marge les évolutions systémiques tandis que les changements climatiques et socioéconomiques jouent un rôle clef à long terme. L’étude du long terme nous permet aussi de tirer plus de leçons de l’Histoire que l’étude d’événements uniques et en grande partie aléatoires, spécifiques à un contexte. Le focus sur le temps long a été notamment mis en avant par Sassoon pour expliquer la chute du bloc soviétique.

 

La faiblesse économique du système communiste

Généralement, les économistes estiment  que la faiblesse des économies communistes  provient de l’absence d’incitations efficaces : celui qui fait de mauvais produits continue à en fabriquer car il ne perd pas d’argent, les prix ne reflétant la rareté des ressources et aboutissent à du gâchis : si dans une maison une vitre se casse, il revient moins cher d’augmenter la puissance du chauffage que de changer la vitre (exemple présenté comme véridique par un enseignant à l’université quand j’étais étudiant à Rennes).
Sassoon suggère que tant que l’URSS était dans une économie de guerre, cela ne posait pas de problème : dans une économie de guerre, l’essentiel de la production sert à répondre aux besoins de l’Etat (armements, infrastructures).  A partir du moment, où il a fallu se préoccuper du bien-être des citoyens (car un état de guerre ne peut durer indéfiniment…), il faut répondre à des besoins plus difficiles à évaluer.

En restant focalisé sur l’offre,  on pourrait rajouter que tant qu’un pays est dans une situation de rattrapage, l’incitation à innover est secondaire : l’imitation suffit. L’économie française de l’après-guerre était aussi fortement planifiée mais les Etats-Unis servaient de modèle et pouvaient  fournir le gros des nouvelles technologiques à implémenter. L’URSS a connu un impressionnant rattrapage économique des années 1930 aux années 1960. Il est probable qu’à partir des années 1970, il lui aurait fallu plus d’entrepreneurs pour innover et développer de nouveaux relais de croissance. Alors que les Etats-Unis et le Japon ont développé les industries informatiques et électroniques à partir des années 1970, l’URSS qui avait formé de brillants ingénieurs en grand nombre a raté ce tournant industriel.

Voilà pour les explications habituellement avancées. Voyons maintenant un autre aspect de la faiblesse économique de l’URSS : la réticence idéologique envers le marketing.

Sassoon estime que l’URSS n’a pas su passer d’une société industrielle à une société de consommation… mais en quoi cela a t il a pu l’affaiblir ?
Le travail du marketing consiste à évaluer les attentes de clients potentiels et voir comment on pourrait les convaincre d’acheter un produit ou un service. Le marketing est donc un service, il ne procède à aucune transformation de matière. Or Marx, témoin de la révolution industrielle se focalise sur la valeur de la production. Sa théorie n’exclut pas la possibilité d’analyser la valeur d’un service mais elle tend à séparer la valeur du service associé à un produit de la valeur du produit. Aussi, le marketing a été vu par les dirigeants communistes comme un détournement de la valeur du travail par des intermédiaires (Fox et al. ,2005). Le marketing a été confondu avec la vente et le vendeur vu comme un intermédiaire parasitaire entre le travailleur et le consommateur (ibid., je caricature légèrement le propos). Aussi, la pratique et la pensée marketing  sont restées assez limitées dans le bloc de l’est et ont surtout été stimulées par la nécessité d’exporter plus à partir des années 1960 (ibid.).
Comment cela a pu affecter le destin du bloc soviétique ? Deux effets peuvent être distingués :
– le manque d’adéquation de l’offre à la demande.
– le dévalorisation subjective des produits du bloc soviétique.

Le manque d’adéquation de l’offre à la demande

Dans le système soviétique, les produits n’ont pas de valeur de marché et la comptabilité soviétique ne différencie pas un produit qui plaît d’un autre qui se vend mal : ils ont la même valeur. L’évaluation des besoins est d’abord le fait d’administrations, ensuite, dans chaque entité productive, en fonction du cahier des charges (exp. 100 000 paires de chaussures de sport pour femmes), le ou les types de modèles à produire sont conçus.  Ce processus relativement centralisé empêche un ajustement fin de l’offre à la demande. La force de l’économie de marché est de pouvoir utiliser au mieux l’information que chacun a par un processus d’échanges décentralisé. C’est ce qu’ Hayek (1973) appelle la catallaxie.
Dans mon cours d’introduction au marketing, j’illustre cette idée par un schéma où l’on représente l’offre par des formes géométriques colorées devant s’emboiter au mieux dans d’autres formes géométriques toutes différentes (les consommateurs). Le marketing guide alors les entreprises vers les consommateurs dont les besoins collent le mieux à leur offre et propose des modifications de l’offre pour qu’elle corresponde encore mieux à l’avenir avec les besoins des consommateurs. Les consommateurs, eux privilégient les entreprises dont les offres correspondent au mieux à leurs besoins.

Les entreprises, au contact avec les consommateurs, sont plus aptes que des enquêteurs externes à déterminer les produits qui conviennent le mieux. Cela se traduit probablement par une plus grande offre grâce à l’identification de segments plus fins que ne pourrait le voir une étude de marché qui ne peut évaluer les attentes à l’égard de produits/services qui n’existent pas encore. Le marketing permet alors plus de choix et une plus grande satisfaction des consommateurs, et donc des citoyens…

Le marketing, créateur de désir et de valeur

Fox et al. (2005) Soulignent la répugnance du communisme à l’égard de la communication commerciale en générale et de la publicité en particulier. Mon hypothèse est que cela a conduit à dévaloriser aux yeux des habitants les produits locaux. Quand j’étais enfant, j’ai vécu quelques années en Tunisie où l’importation de nombreux produits était contingentée.  Certains produits avaient des imitations locales. Par exemple, les chewing-gums de marque  Holywood avaient un substitut nommé « Florida ». Bien entendu, les Holywood étaient préférés à leurs copies. Je suppose qu’un phénomène similaire s’est produit dans le bloc soviétique indépendamment de la qualité objective des produits locaux. Les images des médias occidentaux parvenaient à l’est et avec elles les images de la société de consommation et de ses marques.  Quand le mur de Berlin s’est écroulé, les habitants de l’est sont allés dans les magasins de l’ouest acheter les marques jusqu’alors difficilement accessibles. Puis les marques de l’ouest se sont installées à l’est. Combien de marques de l’est se sont développées à l’ouest ? Les automobiles Skoda après leur rachat par Volkswagen, l’opticien  Carl Zeiss et pas grand-chose d’autre…

Du fait de la communication dont l’effet a été décuplé par la rareté des produits occidentaux, les marques de l’ouest ont joué un rôle de frustrateurs du désir des habitants de l’est. Objets de désir, les produits de l’ouest ont pris de la valeur aux yeux des habitants de l’est. Par comparaison, l’ensemble de l’offre de l’est a été dévalorisée.  Ce qui a, à la fois accrue un peu plus le problème de déficit commercial de l’est et augmenté l’envie des habitants de l’est d’émigrer à l’ouest.

La faiblesse du marketing dans le bloc soviétique a joué l’effet d’un manque de vitamines dans l’organisme économique : elle lui a fait perdre en vitalité et l’a rendu plus vulnérable à un virus venu de l’ouest : le désir consumériste…. (Sujet sur lequel je reviendrai sans doute).

Conclusion : enseigner une matière dont l’existence même est liée à l’économie de marché (et non à l’économie planifiée centralisée)

Il y a en gestion, des matières plus connotées que d’autres sur un plan idéologique. Je dirais qu’après la finance, le marketing est la matière la plus critiquée pour son lien avec l’économie de marché. On peut l’enseigner en considérant que de toutes façons, il y a de aspects irréprochables sur un plan éthique (par exemple lorsqu’on s’intéresse aux moyens de lutter contre le tabagisme), on peut aussi considérer qu’il faut connaître le marketing parce qu’il faut connaître son ennemi (mais dans ce cas il faut l’enseigner au-delà des seules formations en gestion), on peut aussi l’enseigner en reconnaissant son lien avec l’économie de marché et accepter cette dernière. C’est mon cas, oui, Je suis convaincu que le marketing peut avoir une utilité sociale et qu’il peut contribuer à une société plus juste et reposant l’économie de marché  (je vous rassure, je reviendrai très bientôt sur les vertus du marché…). La réflexion sur le manque de marketing  dans le bloc soviétique reflète le lien fondamental du marketing à l’économie de marché. En même temps, à travers la question du désir et de la frustration, elle suggère un côté potentiellement néfaste du marketing dont je suis tout autant convaincu. La question de l’utilité du marketing est loin d’être épuisée, d’autres justifications existent, certaines mêmes compatibles avec une économique planifiée, j’y reviendrai…

 Références bibliographiques :

 

Crédit Image : Ziad MALAS à partir d’une image Wikipedia Commons.

Une pensée sur “Le marketing a-t-il vaincu le communisme ?”

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